Utopie et franc-maçonnerie

L’utopie et la franc-maçonnerie

Petit rappel, « Utopie » est le titre d’un ouvrage d’un théologien anglais du 16ème siècle, Thomas More, dans lequel il décrit un pays imaginaire où un gouvernement idéal, comme celui de « La République » de Platon, règne sur un peuple heureux.
Par extension l’utopie est devenue le synonyme d’idéal, au plan politique ou social, qui ne tient pas compte de la réalité présente.
Le terme d’utopie prend aussi une connotation péjorative lorsqu’il est utilisé en remplacement d’illusion, de mirage, donc de projet douteux.
Ce n’est pas de l’ouvrage de Thomas More dont nous allons nous entretenir, c’est de la franc-maçonnerie et regarder si ce qu’elle propose relève de l’utopie au sens d’un idéal à vivre, s’il est réalisable ou chimérique. Il est nécessaire aussi de conserver à l’esprit une composante temporelle dans le sens que ce qui peut sembler être une utopie aujourd’hui peut devenir réalité demain. Il y a donc une notion de futur qui lui est attribuée. À moins que le terme d’utopie ne définisse que ce qui ne peut jamais être atteint.

Que propose exactement la franc-maçonnerie moderne à partir de sa création à la fin du 17ème et début du 18ème siècle ?
Elle rompt avec le paradigme en vigueur, qui d’ailleurs est encore bien présent aujourd’hui, de la révélation par la divinité et d’une séparation entre Dieu et les hommes qui lui sont subordonnés. Elle propose une autre approche, pas vraiment nouvelle puisqu’elle avait déjà été formulée en partie par Pétrarque à travers l’humanisme. L’homme est placé au centre de la préoccupation. Dieu n’est pas évacué, il est repositionné, on passe alors du théocentrisme à l’anthropocentrisme, cela sans nier sa présence. C’est l’athéisme, par contre, qui pose problème.

Qu’est-ce qu’un idéal ?
C’est ce qu’on se propose comme modèle, au plan moral, artistique ou encore pratique qui n’existe pas encore, l’idéal est donc toujours à venir. Le terme d’idéal, qu’il soit attribut ou substantif implique obligatoirement la notion de perfection.

Quel est l’idéal de la franc-maçonnerie ?
A côté d’un travail sur soi, elle propose principalement à ses adhérents d’acquérir plusieurs valeurs, à les assimiler puis à les propager. Ces valeurs sont censées apporter à l’homme, celui-ci compris au sens où il implique aussi la femme, une élévation spirituelle et morale, pour son bien et celui de la société qui l’accueille. Le but est de favoriser sa compréhension du sens de la vie et l’harmonie du vivre ensemble. Ces valeurs sont, principalement et très brièvement puisque chacune peut faire l’objet de longs développements :

la fraternité
, elle est la reconnaissance de l’autre comme un autre moi-même. C’est à partir de cette reconnaissance qu’il est possible de comprendre que tant les souffrances que les joies de l’autre peuvent aussi être miennes et cela me rend solidaire avec lui. Elle est souvent confondue avec l’amitié, au pire avec le copinage, ils sont tous deux exclusifs.
L’égalité, cette notion admet des différences entre les hommes, ce n’est pas dans ce sens qu’elle s’exprime. Elle propose l’égalité au niveau du droit à la vie, des droits des personnes, de l’accès à la connaissance pour chacun, subsidiairement au savoir, un homme en valant un autre, quelle que soit son origine. En contre partie, elle exige aussi l’acceptation des devoirs.
La liberté, ce n’est pas faire ce que l’on veut mais faire ce que l’on doit selon Jean Borella. Elle ne peut donc apparaître que lorsque l’on s’est affranchi des sollicitations du monde. C’est d’ailleurs uniquement en ce sens qu’elle s’exprime et qu’elle doit être recherchée, il n’y a pas de liberté dans le monde manifesté.
La morale, définie comme science du bien et du mal invite l’homme à se soumettre en connaissance de cause au devoir par la compréhension de la nécessité de celui-ci. Elle a pour but le bien et elle s’appuie, notamment, sur le précepte élémentaire : « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’il vous soit fait ».
La tolérance, ce n’est pas le laxisme ou le laisser faire qui ne demande aucun travail. Bien au contraire, elle exige une importante remise en question des différentes convictions acquises au cours du temps afin d’accepter celles qui nous sont étrangères, pour autant qu’elles s’inscrivent identiquement dans une recherche de bien commun, tant au niveau spirituel que sociétal.
L’idée de vérité, elle doit être recherchée dans la seule et commune destinée de tous les hommes, parce que c’est là qu’elle repose.
La justice, elle doit être appliquée à tous les hommes sans distinction de classe et de rang. Elle s’appuie sur la morale et l’égalité.
La philosophie, amour de la sagesse, non pas dans l’étude de la philosophie et ses divers courants de pensée comme cela se fait maintenant mais dans le but de s’installer dans la plénitude du beau, du bien et de l’amour de tout ce qui est.

Toutes ces valeurs sont conjointes, elles sont comme les facettes d’un seul et unique joyau. Elles n’ont de sens que si elles s’expriment et réciproquement, c'est-à-dire qu’elles sont pratiquées par l’ensemble, dans un échange constant. Il s’agit de la même approche que celle des droits de l’homme où celui qui n’est pas dans le respect de ces droits rompt la réciprocité et ne devrait, par conséquence, plus bénéficier de ceux-ci. D’ailleurs, si ces droits lui sont conservés il perd la possibilité de s’amender, au moins celle de mesurer la portée de ses actes.
Ces valeurs sont universelles, on les retrouve dans toutes les civilisations. Ce sont les aspirations de chaque homme. Si leur formulation est parfois différente, elles restent semblables en leur fond. La franc-maçonnerie ne fait que les actualiser.
Un autre aspect, ces valeurs n’ont pas d’existence propre. Il n’y a pas, par exemple, de réservoir contenant de la fraternité et auprès duquel nous pourrions nous approvisionner indéfiniment.
Ces valeurs sont, dit simplement, théoriques, elles font partie du domaine des idées. La fraternité n’existe que si nous en saisissons et intégrons le sens puis la pratiquons. C'est-à-dire lorsqu’elle passe de la puissance à l’acte. Par contre, puisque ces valeurs ont été pensées c’est qu’elles peuvent être approchées si elles ne sont acquises dans leur totalité. C’est donc à chacun d’en devenir la source.

La franc-maçonnerie a placé l’homme au centre de la préoccupation. Elle a par suite évacué la notion de révélation telle qu’elle est encore envisagée, entre autre par l’Eglise. Astuce un peu captieuse parce qu’il faut bien que quelque chose nous inspire, rien n’est issu ex nihilo. Cependant, par cette position centrale, l’homme est rendu seul. Il ne peut plus se déclarer être abandonné puisqu’il n’est plus subordonné à qui que se soit. Il doit alors s’accepter livré à lui-même dans le cadre invariable de ses comportements et il ne peut plus invoquer une quelconque aide ou influence divine extérieure. Par ricochet, sauf dans les cas de débilités mentales avérées, il devient totalement responsable de tous ses actes et de leurs conséquences, mais cela, encore faut-il qu’il en prenne conscience et l’accepte. Ce qui est loin d’être garanti, la marche du monde nous le démontre.

Pour faciliter la compréhension de ce nouveau modèle, le symbolisme de la montagne va nous venir en aide. Dans notre région, pratiquement chaque cime porte à son sommet une croix qui définit le point le plus haut. On est au sommet lorsque la croix est atteinte, on est alors récompensé de l’effort fourni. Ce ne sont pas des difficultés que la grimpée impose dont il est question ici, encore qu’elles sont nombreuses et majoritairement rebutantes, mais du but. Celui-ci exerce tout son attrait par sa nature et sa stabilité. Il fascine, invite, convoque même mais jamais il ne vient à notre rencontre, il est immuable et immobile. Tout le travail, c’est nous qui devons le fournir, il ne peut pas être délégué, il n’y a pas d’aide à recevoir, des encouragements peut être. Il y a bien comme une sorte d’aimantation induite par la proximité du but mais c’est encore nous qui devons redoubler d’effort pour y parvenir et ne pas s’effondrer avant d’y être arrivé. On retiendra, et c’est crucial, qu’au départ il y a une distance entre nous et le sommet, nous sommes d’emblée séparés. Il n’est donc pas nous mais il est ce à quoi on aspire, le rejoindre pour satisfaire notre besoin de complétude. Il y a donc un appel, qui est une sorte de révélation à n’en pas douter. Est-il entendu et y répond-on ? L’homme reste donc un être coupé en deux avec un besoin de plénitude, donc destiné à aller vers le haut. Soit il se destine à la transcendance pour trouver son unité, soit il demeure en l’état. On est là dans ce que l’on appelle « le tout ou rien ».

Ce qui est donc à comprendre, c’est que l’objectif à atteindre n’est pas la recherche de ces valeurs qui viennent d’être résumées. Le but est de devenir véritablement Homme, parce que chez l’Homme accompli toutes ces valeurs lui sont attribuées de facto. Chercher à acquérir ces valeurs pour elles-mêmes n’assure pas que, d’une part toutes soient obtenues et que, d’autre part, l’homme soit transformé. Cela n’est hélas pas clairement formulé par la franc-maçonnerie. Par exemple, les grades conférés sont notionnels, ils ne sanctionnent pas une réelle réception de Lumière mais ils en favorisent l’illusion surtout par l’évacuation des référents qui a été faite. D’où les multiples interprétations de la mission confiée à ses adhérents ainsi que de certaines dérives.

Maintenant, en supposant de l’utopie en franc-maçonnerie on doute que l’idéal présenté soit réalisable. C’est en soi inquiétant dans la mesure où l’on a adhéré à la franc-maçonnerie, en principe, précisément par l’idéal qu’elle offre à notre projection. Il y a ainsi un soupçon d’irréalisme ou d’échec. Ou bien, c’est parce que l’on est en attente de quelque chose que l’on s’imagine être en droit de recevoir par notre adhésion et qui ne vient pas. Dans tous les cas il y a une incompréhension de la proposition initiale.

Alors, à partir de cela, est-ce qu’il y a utopie en franc-maçonnerie sachant qu’il y a deux réponses possibles ?


La réponse est oui. Le projet proposé est une pure spéculation qui ne tient pas compte de ce qu’est réellement l’homme au travers de tous ses comportements possibles mais limités en nombre. Il restera, comme tout ce qui l’accompagne, dans le monde des idées et contemplé de l’extérieur.
En l’absence de preuves cette réponse garde sa pertinence avec comme revers que cela permet d’en rester là et de ne faire aucuns efforts, c’est la fatalité qui opère et l’homme est la marionnette du déterminisme. Cet aspect n’est cependant pas recevable parce qu’il est privatif et en contradiction avec la possibilité du choix d’accomplir sa destinée.

La réponse est non. Le projet proposé est réalisable. D’ailleurs, il a déjà été concrétisé, mais ailleurs. Sinon, nous n’en aurions pas connaissance.
Par contre, et c’est là l’articulation de la question, la réalisation ne dépend pas de son énoncé, elle dépend de sa démonstration donc, de la volonté engagée pour le faire. Pour que l’utopie cesse d’être une fiction, elle doit être incarnée. Il s’agit de devenir cette utopie. Si elle ne se réalise pas c’est que l’homme ne s’accorde pas les moyens de cette prétention, pour des raisons qui lui sont propres. Non pas qu’il se sous-estime, simplement il ne veut pas en payer le prix. Généralement c’est qu’il n’a pas l’assurance de la réussite qu’il aimerait avoir avant de s’engager. Il est donc responsable de son échec parce que l’œuvre est essentiellement pratique et personnelle, elle n’est pas collective, la communauté n’est qu’un soutien quand encore elle va dans le même sens. Ce sont les retombées de l’œuvre qui bénéficient à la communauté ainsi que le disait Sainte -Thérèse d’Avila : « Toute âme qui s’élève, élève le monde ».
Le projet est donc individuel et il doit être librement consenti. Il doit même apparaître indispensable. Ce n’est pas un projet pour une société, lequel ne peut se faire que sous de nombreuses contraintes parce qu’il ne recueille jamais l’adhésion de tous.
De plus, le processus doit être recommencé avec chaque individu et à chaque génération. Finalement, si le titre de l’ouvrage de Thomas More est devenu synonyme de fiction, de même que « La république » de Platon, c’est précisément parce que ces œuvres correspondent à un mode de société irréalisable de par les diverses mentalités qui caractérisent les hommes et de par l’ignorance de leur vraie nature. Il semble que la majorité des francs-maçons se soit aussi engagée dans la même illusion d’une société parfaite, sans doute parce que l’envie de changer le monde leur est apparue moins laborieuse que celle de se changer eux-mêmes. Par contre, au plan individuel, c’est du domaine du possible, même de l’exigible.

En résumé la réalisation de l’utopie réside dans l’action d’une pratique personnelle, en tous les cas pas dans le bavardage. Même si le but n’est qu’approché, nous avons l’obligation de l’entreprendre. Sa réalisation n’est donc pas du domaine de l’eschatologie, c’est à dire pour la fin des temps, elle est dans l’ici et maintenant.

MBX

M.B.